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"Le pavillonnaire, un mauvais remède aux grands ensembles"

Entretien avec Cristina Conrad
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Cristina Conrad architecte, présidente de l’ordre régional des architectes d’Ile-de-France, défend la rénovation des grands ensembles contre la multiplication des lotissements pavillonnaires ségrégatifs et sans âme.

Entretien réalisé par Sybille VINCENDON et paru dans Libération le 16 septembre 2006.

Dans un texte virulent que vous publiez sur le site de l’ordre régional des architectes, vous protestez contre les lotissements qui s’étalent partout en France. Vous parlez de « crise du pavillon ». Vous n’aimez pas la maison individuelle ?
Cristina Conrad - Il y a une quinzaine d’années, j’étais assez favorable à l’idée de rénover les grands ensembles. Je pensais qu’il fallait refaire la ville, recréer des quartiers dans lesquels vivre ensemble signifie quelque chose. Mais je suis assez atterrée de voir comment, quinze ans plus tard, la démolition a lieu et ce qu’on propose pour pallier la disparition de ces logements. Je pense que le remède pavillonnaire est pire que le mal. A mon sens, restructurer les grands ensembles devait servir à retrouver tous les éléments qui fondent la vie de quartier, c’est-à-dire les commerces, les espaces publics, les équipements, des bureaux et du logement mélangés. Je ne suis pas contre la maison individuelle, mais un village s’est toujours constitué avec un clocher, l’hôtel de ville à côté, une grande densité au centre et une densité plus faible au fur à mesure qu’on s’éloigne. Il y a une certaine gradation, une organisation de l’espace urbain. Aujourd’hui, le laisser-faire se généralise. Esthétiquement, on retrouve le problème qui se pose dans le grand ensemble : la monotonie, la répétitivité, l’absence de repères. Ce sont des lieux sans âme, des cités-dortoirs où il n’y a pas de hiérarchie. On a pourtant construit dans les années 30 des cités-jardin qui étaient superbes. On peut faire de l’habitat individuel de qualité, mais cela nécessite une mixité. Les cités-jardin mélangent du collectif et de l’individuel, elles ont des commerces et des équipements. Ce que je constate, c’est qu’avec le lotissement, la ségrégation spatiale, sociale et fonctionnelle s’accentue au lieu de diminuer.

Le lotissement pavillonnaire est plus ségrégatif que le grand ensemble ?
CC
-Oui, et doublement. Le logement social, c’était une forme de ségrégation des pauvres par rapport aux autres. Le pavillonnaire empile des ségrégations spatiales et générationnelles. Dans l’accession individuelle à la propriété, dans un lotissement neuf, les gens arrivent tous en même temps, vieillissent tous en même temps, ont des enfants du même âge en même temps et, en plus, ils ont le même porte-monnaie. Dans le logement social, les gens bougent, certains sont remplacés par d’autres, des vieux par des plus jeunes, etc. Dans l’accession, on sait que les gens bougent beaucoup moins. Cela fige l’espace et on a des poches de lotissements de vieux, de jeunes, de familles avec des enfants... C’est aussi une forme de ségrégation dans la mesure où la plupart du temps, en plus de n’avoir aucun équipement ou commerce, le lotissement n’offre aucun espace public. Les élus aujourd’hui, croyant traduire le désir des habitants, ont peur des lieux de regroupement. Je me suis vu interdire dernièrement de placer un muret de clôture haut de 40 centimètres dans une opération, parce que les jeunes risquaient de s’y asseoir. L’espace public, même celui-là, est rejeté. De tout temps, on a fait des places, des squares, des lieux pour se retrouver. Notre tradition latine, depuis les Grecs, les Romains, avec l’agora, le forum, c’est la place publique, l’espace du citoyen, le lieu où les différentes couches sociales peuvent se rencontrer.

Dans le lotissement pavillonnaire, il n’y a plus d’espace public ?
CC
- Le moins possible et, encore une fois, en réaction à ce qui s’est fait dans les grands ensembles. Le grand ensemble était au départ une utopie sociale : on va tout partager, l’espace libre est pour tout le monde. Et de l’espace libre, il y en a pléthore, car, dans ces quartiers, on a une densité bâtie très faible et énormément d’espace collectif. Le problème, c’est que, dès lors qu’il y a du chômage et que l’espace est ouvert, la loi du plus fort l’emporte, des bandes de jeunes s’installent et il se crée un sentiment d’insécurité. C’est pour cela que l’on fait de la résidentialisation autrement dit des clôtures au pied des immeubles, pour que les gens s’approprient un bout de terrain. Cette utopie collective ne peut pas fonctionner quand on se retrouve avec tous les problèmes sociaux cumulés dans un même endroit.

Donc, on est passé d’une organisation urbaine ratée, le grand ensemble, à une autre, différente mais tout aussi mauvaise ?
CC
- Ces choix découlent de tout un processus à l’oeuvre dans lequel les géomètres font les plans locaux d’urbanisme (PLU) et définissent les zones constructibles. Ils proposent aux collectivités locales un paquet-cadeau complet : le relevé, les réseaux, le découpage en lots, l’aménageur et les constructeurs de maisons individuelles. Pour une collectivité locale qui n’a pas envie de faire du logement social, c’est très commode. Et, aujourd’hui, elles sont nombreuses pour deux raisons : le logement social sert à loger des pauvres et les élus ont peur de ces populations ; et, d’autre part, comme le logement social est de plus en plus mal subventionné, l’organisme HLM demande à la collectivité de céder le terrain gratuitement et de payer les aménagements. Avec les lotissements actuels, les élus récupèrent de l’argent et ils ont une population qui vient d’elle-même et a choisi la maison qu’elle désire. Le maire n’est responsable de rien. C’est un manque de courage total. Quand la maîtrise d’ouvrage est publique, le maire prend un risque, il définit ce qu’il croit être bon pour ses concitoyens. Dans le lotissement, on laisse faire le privé, le marché et les particuliers avec leur maison. Voilà. C’est génial. Le maire s’en lave les mains et, à mon sens, il n’assume pas la mission pour laquelle il a été élu qui est de veiller au développement harmonieux de sa commune. Les élus n’ont pas pris conscience de l’importance capitale des plans locaux d’urbanisme, qui sont un outil de la programmation urbaine. Les architectes-urbanistes en élaborent peu parce que les études sont insuffisamment rémunérées si l’on veut prendre en compte la morphologie existante. Or, chaque projet urbain doit se concevoir à partir de son contexte. Du coup, la plupart du temps, les PLU sont signés par des géomètres ou des bureaux d’études spécialisés qui font du copier-coller de règles absurdes. Imposer par exemple des distances obligatoires entre le pavillon et la limite de la parcelle.

Mais est-ce qu’on ne manque pas de terrains, de toute façon ?
CC
- Non, au contraire. Les promoteurs disent qu’il n’y a pas assez de terrains, mais tout dépend de la façon dont on l’utilise. Le droit à bâtir définit le foncier. Quand, à Paris, on avait une densité de 5 sous Haussmann (5 mètres carrés bâtis pour 1 mètre carré de sol, ndlr) et qu’on la limite à 3, on construira moins. Quand on dit qu’il n’y a pas de foncier sur Paris, ce n’est pas vrai. Il y a des endroits où l’on pourrait avoir davantage de densité bâtie. Dans certains plans locaux d’urbanisme, où on prévoit des densités très faibles, cela entraîne automatiquement des pavillons posés au milieu de leur parcelle. Or, pour pouvoir caser leurs maisons n’importe où, les constructeurs font des modèles avec les deux pignons aveugles. Comme c’est la forme la plus économique, c’est celle qui se construit le plus. Et comme les gens, et les règlements, la veulent au milieu de la parcelle, on la met là, avec les deux pignons aveugles, ce qui est absurde. Les pignons aveugles devraient favoriser une densification ultérieure. Là, on se retrouve avec deux bandes de terrain de deux mètres de chaque côté qui sont inutilisables. On vend un terrain avec du jardin latéral qui n’a aucun sens puisqu’on ne peut rien y faire. On pourrait très bien avoir au même endroit des maisons de ville mitoyennes. Que veulent les gens ? De l’intimité et un bout de jardin pour pouvoir manger dehors. Mais ce bout de jardin, il peut ne faire que 30 mètres carrés. L’espace d’intimité, on l’a bien davantage avec la maison de ville séparée par un mur. Dans les lotissements, il existe un très fort contrôle social. Les vues qu’on a depuis l’étage sont plongeantes sur le jardin du voisin.

Pour améliorer le pavillonnaire, il faut donc serrer les maisons les unes contre les autres. Puisque le prix des terrains augmente, cela va se faire tout seul. Il y a un bon côté à la spéculation...
CC
-Oui, dans les grandes villes. Pas en milieu rural. De même que, de façon un peu cynique, on peut dire qu’il y a un côté bénéfique à la hausse du prix du pétrole. Comment vont faire les familles qui ont besoin de deux voitures pour aller au travail ? On pouvait déployer des réseaux de transports en commun pour desservir les grands ensembles, mais on ne pourra pas faire cela à l’échelle des maisons individuelles que l’on a construites. Il va y avoir un grave problème d’endettement pour ces accédants.

Vous dites que la crise du pavillon est irréversible. Les architectes, les urbanistes ne peuvent-ils pas « reprendre » un lotissement comme on réhabilite les grands ensembles ?
CC
- Elle est irréversible dans la mesure où l’on sait que ce qui dure le plus longtemps dans l’urbanisme, ce sont les routes, les rues. Nous avons encore les routes romaines. Dans les lotissements, on fait des voies en impasses, en trèfle, qui sont pensées pour ce type d’habitat. On dessine aussi des voies en forme de raquette qui doublent les rues et, du coup, les jardins, l’espace privatif, intime se retrouvent face à la rue. Normalement, dans l’urbanisme bien fait, les maisons sont alignées ou clôturées, les jardins sur l’arrière et les intérieurs d’îlot sont verts. Une fois que c’est construit, il est très compliqué de refaire le découpage des parcelles, de redessiner la voirie. Une ville est constituée avec des voies qui sont convergentes vers un centre et tout est diffusé à partir des commerces, des équipements... Dans une ville, on a une composition avec des règles d’urbanisme qui étaient très simples autrefois : la hauteur des bâtiments était déterminée par la largeur des rues. Ces lotissements ont un tracé de voirie qui ne fabrique pas de la ville parce qu’il est toujours de même dimension, sans hiérarchie. Et pareil partout. Idem pour la maison à 100 000 euros. Qu’est-ce que ça signifie ? Que la maison est avant tout un produit financier. On se retrouve avec les mêmes pavillons au nord et au sud de la France. Je ne suis pas favorable au pastiche, mais toute architecture bien menée doit s’appuyer sur les spécificités du contexte. Chaque projet doit être conçu en fonction du site. L’habitat, ce n’est pas un objet design, un objet que l’on peut penser en soi et pour soi. C’est cela qui me gêne le plus dans l’idée de la maison à 100 000 euros : on est toujours dans cette problématique de produit et pas de bien patrimonial. Les Néerlandais et les Scandinaves font des maisons individuelles magnifiques avec leurs maisons de ville. Ici, j’ai vu des permis de construire de pavillons pensés pour des terrains plats sur des terrains en pente...

De fait, le pavillon, depuis longtemps est un produit financier. C’est le montant des prêts, la solvabilité des acquéreurs, qui détermine sa taille, sa localisation. Les promoteurs, les aménageurs n’ont qu’un objectif : rentrer dans l’enveloppe budgétaire de leur clientèle. Le reste est secondaire
CC
-Oui, mais ça, c’est une question politique. En Autriche, il existe des prêts à taux zéro qui sont plus intéressants lorsque les familles ont des parcelles de moins de 200 mètres carrés et que le site a un plan d’urbanisme d’ensemble. Cela fonctionne depuis vingt-cinq ans. Il n’y a aucune raison pour qu’on ne puisse pas le faire en France. Est-ce que les politiques souhaitent qu’on développe en France des marées pavillonnaires ou est-ce qu’ils veulent avoir un développement durable ? Un développement durable, cela passe tout de même par un regroupement du bâti. Comment a-t-on fait les cités-jardin des années trente alors que la crise de 1929 venait de se produire ? Est-ce que l’on considère que c’est important ? Nous devrions être interpellés par la crise des banlieues. Les lieux sont importants pour les gens. Quelle identité peut-on avoir dans ces pavillons qui sont les mêmes ? Nous avons déjà les McDo. Allons-nous faire la même chose au niveau de l’habitat ? De la ville ? Les entrées de ville, les giratoires, ces lieux-là vont-ils être le patrimoine que nous allons laisser à nos enfants ?

 Retrouver un nouvel entretien de Cristina Conrad (fichier GIF) - Le retour de la politique des modèles - Le Moniteur - 13 mars 2009

Le retour de la politique des modèles


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