L’école des chances
Qu’est-ce qu’une école juste ? C’est une école qui distingue le mérite de chacun indépendamment de sa naissance ou de son origine sociale. Telle est la réponse la plus courante et peut-être la plus forte. Reste qu’en pratique, la compétition du mérite n’empêche pas les inégalités sociales d’hypothéquer les destins individuels et ne préserve nullement les perdants d’une humiliation d’autant plus cruelle qu’on les a persuadés de leur médiocrité. Or, en démocratie, la justice se mesure d’abord au sort réservé aux plus faibles. Cet essai se place résolument du point de vue des vaincus du système. « L’école des chances » exige un redéploiement de notre conception de l’égalité. Comment mieux traiter ceux qui ont moins ? Comment fonder une culture commune ? Comment conjurer le verrouillage des destins sociaux par le diplôme ? Comment respecter la personne quand on sanctionne l’élève ? Autant d’interrogations qui appellent un peu de courage et d’audace : l’avenir de l’école ne se tient pas dans son passé.
Introduction
Cet essai entend définir ce que pourrait être une école juste. Non pas une école parfaite dans une société parfaite et s’adressant à des individus parfaits, mais une école aussi juste que possible, ou mieux encore, la moins injuste possible. La modestie de l’expression est proportionnelle à la difficulté et à la gravité du programme. D’une part, parce qu’il y va de la légitimité de l’école dans notre démocratie. De l’autre, parce que repenser la justice de l’école, c’est partir à la recherche de nouvelles articulations entre des principes et des réalités.
Il serait certainement plus commode de s’enfermer dans le ciel des idées et des controverses théoriques. C’est l’une des tentations récurrentes du débat français sur l’école, où, au nom de quelques principes érigés en actes de foi, certains décident que la réalité a « tort » parce qu’elle ose leur résister. Ainsi les intégristes de la méritocratie républicaine ne s’embarrassent guère de savoir combien de victimes feront leurs décrets sur le terrain : ils ont depuis longtemps donné congé à la description des faits ; dans leur cité céleste, l’école sera l’affaire exclusive du philosophe et du moraliste. D’autres, au contraire, veulent tout changer, sachant que ce radicalisme conduit en pratique à s’opposer aux plus minuscules réformes : ils revêtent d’une allure révolutionnaire des stratégies de statu quo.
Certes, la réalité n’excuse rien et, surtout, elle ne saurait tenir lieu de doctrine. Certes, la méritocratie et l’égalité des chances ont toute leur place dans une école juste. Mais les acteurs de ce débat sont comptables des écarts entre les principes et les pratiques, entre les mots d’ordre et les faits. Telle devrait être la responsabilité intellectuelle de tous ceux qui plaident pour une école plus juste. L’affaire n’est le monopole ni du philosophe ni du sociologue : elle est proprement politique.
Il faut donc s’interroger sur le modèle de justice lui-même et sur certaines de ses apories à l’épreuve des réalités. De ce point de vue, je soutiens que l’égalité des chances peut être d’une grande cruauté pour les perdants d’une compétition scolaire chargée de distinguer les individus selon leur mérite. Une école juste ne peut se borner à sélectionner ceux qui ont le plus de mérite, elle doit aussi se soucier du sort des vaincus. Or, l’égalité des chances à l’état chimiquement pur ne préserve pas nécessairement les vaincus de l’humiliation de la défaite et du sentiment de médiocrité. La méritocratie peut s’avérer parfaitement intolérable quand elle associe l’orgueil des gagnants au mépris pour les perdants. Le décrochage et la violence d’un grand nombre d’élèves montrent aujourd’hui que ce scénario n’est pas une fiction.
Pourtant, tout semble a priori très simple : l’égalité méritocratique des chances reste la figure cardinale de la justice scolaire. Elle désigne le modèle de justice permettant à chacun de concourir dans une même compétition sans que les inégalités de la fortune et de la naissance ne déterminent directement ses chances de succès et d’accès à des qualifications scolaires relativement rares. En hiérarchisant les élèves en fonction de leur seul mérite, l’égalité des chances est censée évacuer les inégalités sociales, sexuelles, -ethniques et autres, qui caractérisent tous les individus. Ce type d’égalité est au cœur de la justice scolaire dans les sociétés démocratiques, c’est-à-dire dans les sociétés qui considèrent que tous les individus sont libres et égaux en principe, mais qui admettent aussi que ces individus soient distribués dans des positions sociales inégales. Autrement dit, l’égalité des chances est la seule façon de produire des inégalités justes quand on considère que les individus sont fondamentalement égaux et que seul le mérite peut justifier les différences de revenu, de prestige, de pouvoir... qu’entraînent les différences de performances scolaires.
Cela étant dit, le modèle de l’égalité des chances comporte des difficultés considérables, et d’abord des difficultés « empiriques ». Jamais ce modèle n’a été totalement réalisé, loin s’en faut : aucun système scolaire n’est jamais parvenu à se protéger parfaitement des inégalités sociales. En France, les efforts engagés depuis plus de cinquante ans pour instaurer un égal accès aux études sont loin d’avoir engendré une égalité des chances réelle : l’accès aux études longues s’est élargi, les filles y ont beaucoup gagné, mais les différences de réussite entre catégories sociales restent presque aussi fortes qu’au temps où l’accès aux études était rigoureusement inégalitaire et où le tri se faisait en amont de l’école. La déception aidant, nous observons même ces temps-ci un climat de désenchantement et d’amertume, ainsi que quelques envies mal dissimulées de rompre avec une égalité des chances qui pourrait apparaître comme une dangereuse illusion. Ainsi, de façon récurrente, entend-on des voix réclamer une sélection précoce dès les premières années du collège...
Contre ces tentations, ce livre ne remet pas en cause le principe de l’égalité des chances, mais propose de réfléchir différemment aux moyens de s’en approcher. Il s’organise en ce sens autour de trois additions à la figure cardinale de l’égalité méritocratique.
1. Il s’agit tout d’abord de rendre l’arbitrage scolaire bien plus équitable qu’il ne l’est aujourd’hui. Car, si l’égalité des chances ne se réalise pas, ce n’est pas seulement parce que la société est inégalitaire, c’est aussi parce que le jeu scolaire est plus favorable aux plus favorisés. Il faut donc développer l’égalité distributive des chances, c’est-à-dire veiller à l’équité de l’offre scolaire, parfois en donnant plus aux moins favorisés, en tout cas en essayant d’atténuer les effets les plus brutaux d’une compétition pure. Il faudrait aussi accroître l’information des acteurs et leurs capacités de circuler et de se mobiliser en rompant avec certaines des formes les plus banales de l’hypocrisie scolaire, celles dont les plus faibles sont victimes parce qu’ils ne maîtrisent pas les jeux subtils des hiérarchies entre les établissements, les filières, les finesses des orientations, toutes ces petites différences qui finissent par faire les grands écarts. D’une manière générale, une école plus efficace et moins opaque serait une école plus juste, et nous avons beaucoup de progrès à faire dans cette direction.
2. L’équité d’un système scolaire se juge aussi à la manière dont il traite les plus faibles. L’égalité sociale des chances invite à se soucier du sort réservé aux vaincus et, par là même, à se demander si l’égalité des chances doit commander toute la scolarité ou si l’on doit suspendre les épreuves du mérite et de la sélection le temps de la scolarité obligatoire. Si l’on adopte ce point de vue, l’égalité des chances doit être pondérée par un principe de garantie commune, par la création d’un bien scolaire partagé par tous, indépendamment de la réussite de chacun. Avant que ne commence la sélection méritocratique, une école juste doit offrir un bien commun, une culture commune indépendante des logiques sélectives. Ceci invite à s’engager fortement en faveur d’un véritable collège unique, d’un collège dont la fonction soit de garantir à chacun, c’est-à-dire au plus faible des élèves, les connaissances et les compétences auxquelles il a droit.
3. Alors que la recherche de l’égalité des chances vise à annuler les effets des inégalités sociales sur les inégalités scolaires, il faut aussi s’interroger sur les conséquences des inégalités scolaires, -fussent-elles justes, sur les inégalités sociales. Une société dans laquelle les diplômes détermineraient la totalité des inégalités sociales serait-elle juste ? Rien n’est moins sûr. Les conséquences d’un mode de sélection juste sur l’ensemble de la vie sociale ne sont pas nécessairement justes et ne préservent pas d’une sorte de darwi-nisme social fondé sur la justice des épreuves scolaires. L’école doit assurer l’égalité individuelle des chances. Sur le registre de l’utilité des études d’abord. Ce n’est en rien céder à la « marchandisation » de la culture et de l’éducation que de rappeler que les qualifications scolaires sont des biens utiles à ceux qui les acquièrent puisque les diplômes « paient » plus ou moins sur le marché du travail. La recherche de l’égalité des chances ne dispense pas de réfléchir sur l’utilité individuelle de ces biens, sur la valeur des diplômes et sur leurs conséquences collectives. Faut-il maintenir ou accroître l’influence des diplômes sur le destin social des individus, ou faut-il, au contraire, l’atténuer afin que la scolarité ne soit pas seule à forger le destin des individus. Même juste, une école qui déterminerait totalement la trajectoire des individus serait chargée d’une tâche écrasante et aurait peu de chances de contribuer à une justice sociale élargie. Nous devons donc à la fois rechercher l’égalité des chances à l’école et nous méfier de ses conséquences quand elle peut développer, à son tour, de grandes inégalités sociales.
L’égalité individuelle des chances appelle aussi une réflexion sur la formation des sujets. Un des paradoxes essentiels de l’égalité des chances scolaires est de mettre en présence des individus égaux d’un côté, et des performances et des places inégales de l’autre. Comment rester égaux tout en étant produits comme inégaux grâce à la sélection par le mérite ? Nous savons bien qu’une école qui détruirait et humilierait les vaincus ne serait pas juste. Ceci conduit à nous interroger sur le modèle éducatif scolaire lui-même, sur la place qu’il accorde aux individus, à leurs projets, à leur vie sociale, à leur singularité indépendamment de leurs performances. Partant, les dimensions éthiques de l’éducation deviennent un bien de justice, au même titre que la culture commune, l’utilité des formations et la justice des règles de sélection elles-mêmes.
La construction d’une école plus juste exige quelque liberté intellectuelle car elle suppose de rompre avec les nostalgies d’un âge d’or qui n’a jamais existé à l’école ou pour une minorité seulement. Elle suppose aussi de se défaire de tous ces réflexes qui empêchent parfois de réfléchir. Ainsi, certains penseront que quelques propositions de cet essai sont dangereusement « libérales », comme celles qui suggèrent d’accroître la mobilité et la mobilisation des individus et de se soucier de l’utilité des formations. D’autres (souvent les mêmes) penseront que la défense résolue d’une culture commune relève d’un collectivisme archaïque ou d’un égalitarisme naïf. Quant à l’appel au renforcement de la fonction éducative de l’école, il sera perçu comme une lubie pédagogique « soixante-huitarde » et comme une abdication de la « vraie » culture devant l’individualisme moderne... Bref, tous les procès d’intention sont possibles dans la mesure où je suis convaincu que l’école ne peut être définie que par une articulation prudente entre plusieurs principes de justice, par une combinaison relativement complexe dans laquelle chaque principe vise à corriger les effets destructeurs des autres. Cette construction appelle aussi un peu de courage politique et social. En rédigeant cet essai, je me suis résolument placé du point de vue des vaincus du système, de ceux que l’on n’entend guère parce que l’échec scolaire est si lourd à assumer qu’ils sont conduits à la culpabilité silencieuse ou à la violence. Ici, le courage consiste à comprendre comment les principes de justice sont noués à des intérêts culturels et sociaux extrêmement denses. Car l’injustice présente toujours un double visage. Pour les uns, elle est une forme de mépris et un handicap. Pour les autres, elle est une dignité et un avantage relatif qu’il est facile de dissimuler sous la défense du mérite pur, de la grande culture et de l’utilité collective de la sélection. Il est alors tentant de renoncer à agir, soit sous prétexte de complexité et de risques politiques, soit, plus souvent encore, sous prétexte qu’il faudrait d’abord changer tout, la société, les élèves, les enseignants, les parents... avant même d’imaginer agir résolument dans le monde scolaire. Ne voit-on pas les opposants aux plus timides des réformes en appeler aux principes les plus universels et les plus radicaux ? Le mouvement de cet essai est inverse : il préfère des principes modestes accordés à des politiques possibles plutôt que des principes si parfaits et si « théologiques » que, nos pratiques ne pouvant que les trahir, il apparaît plus -raisonnable de ne rien faire. Ce livre n’est certainement pas un programme clés en main. Il voudrait simplement militer, avec quel-ques autres, pour que les acteurs politiques et syndicaux, les mouvements pédagogiques et les individus qui se sont longtemps battus pour plus de justice scolaire, n’abandonnent pas le combat.