L’islam de marché
Tandis que l’attention est polarisée par l’islamisme radical, un autre islam est en train de voir le jour : l’islam de marché. Fait de compromis pragmatiques et de syncrétismes nouveaux avec l’occident, il s’alimente à la culture managériale, vante la réussite individuelle, prône la réalisation de soi, acclimate les normes religieuses aux impératifs du marketing et instruit le procès des organisations autoritaires et de l’Etat providence bureaucratique. Transformant les modes vestimentaires, musicales, audiovisuelles..., ses agents (entrepreneurs religieux, prédicateurs télé, coach spirituels...) ne renoncent en rien au conservatisme moral. C’est au contraire d’une nouvelle révolution conservatrice qu’il s’agit, analogue en bien des points à celle qui triomphe en Amérique depuis quelques années. A l’opposé de « l’axe du mal », un « axe de la vertu » semble se dessiner : loin de la violence radicale, mais tout aussi loin d’un improbable « islam des Lumières ».
Introduction
Depuis le 11 Septembre, les doutes plus que jamais semblent levés : à la globalisation triomphante répondraient replis identitaires et autres tribalismes dans un face-à-face structurant au couteau le marché idéologique de l’après-guerre froide. L’islam en particulier s’inscrirait dans une « trajectoire d’anti-globalisme », incapable d’interagir avec les réalités de la modernisation et de la globalisation autrement que sur le mode de la confrontation.
De fait, le redéploiement du religieux bat son plein dans le monde musulman. Pourtant, sur deux points au moins, l’islamisme montre des signes d’essoufflement. En premier lieu, si les renégats sont encore rares, les « islamistes contrariés » se multiplient au sein de la mouvance, critiquant l’esprit sectaire de ses idéologues, contestant le dogmatisme de ses dirigeants, refusant les rapports disciplinaires qui gèrent le quotidien des organisations. Sans forcément quitter celles-ci, ils préfèrent désormais la recherche personnelle du salut, la réalisation de soi et la quête du succès économique.
En second lieu, les groupes islamistes contrôlent de moins en moins les dynamiques d’islamisation qu’ils avaient lancées. Ils sont désormais confrontés à une vive concurrence. Car de nouveaux entrepreneurs religieux, indépendants et peu intéressés aux grands desseins politiques, sont en train d’émerger : prédicateurs affranchis de l’obsession militante, intellectuels réconciliés avec les catégories de la modernité politique occidentale, moralistes en tous genres, animateurs de talk-shows pieux, prédicatrices de salon, groupes de musique islamique oscillant entre inspiration sacrée et volonté prosélyte... Chez ces free riders de l’islamisation, le souci du respect individuel de la norme religieuse prend le pas sur les ambitions de conquête politique et de réforme sociale.
Cette réalité, pourtant de plus en plus massive, reste largement inaperçue en Occident. Focalisés à raison sur la violence jihadiste des kamikazes évoluant dans le sillage d’al-Qaeda, nous n’accordons guère d’attention à l’essor de nouvelles formes de religiosité où domine un souci de normalisation culturelle et d’intégration à l’espace public global. À ce titre, des syncrétismes et des compromis nouveaux avec les modèles occidentaux sont pourtant déjà en cours d’élaboration. La pudeur féminine se voile de drapés glamour griffés aux marques occidentales. La toute jeune chanson islamique quitte son austérité initiale et ses élans jihadistes pour puiser dans les rythmiques du new age, de la pop ou du rap. La charité musulmane se redéfinit dans le cadre d’une pensée humanitaire, elle aussi bien occidentale. Et l’ouverture devient une vertu islamique à cultiver contre vents, vagues et marées identitaires. Dans la foulée, les attentes et les espoirs des sujets réislamisés se passent volontiers des thèmes fondateurs du grand récit islamiste. La restauration du califat, l’application de la sharia, l’État islamique, la reconquête identitaire, l’alternative civilisationnelle sont des thèmes qui commencent à dater pour nombre de leurs défenseurs d’hier et de leurs recrues potentielles d’aujourd’hui.
Ses formes extraverties, ce nouvel islam les doit aussi à l’embourgeoisement du processus d’islamisation. Car le dégagement de la matrice islamiste qui en organisa un moment le sens, coïncide avec une dynamique de mobilité sociale ascendante : les bourgeoisies cosmopolites et les classes marchandes tournées vers l’exportation font leur come-back pieux, entraînant un reformatage de l’offre religieuse à leurs attentes de mondanité. Il ne s’agit plus de vendre les délices de l’Au-delà aux laissés-pour-compte de l’ouverture des marchés, mais de proposer une religiosité en résonance avec la culture de classe de ses bénéficiaires : un islam proactif, ouvert et accusant une « orientation économique » (Max Weber) marquée. Pourtant, s’il est indéniable que cette nouvelle religiosité alimente (et doit beaucoup à) certaines formes de distinction bourgeoise, elle ne s’y réduit pas. Très vite, relayée par de nouveaux entrepreneurs religieux à forte visibilité médiatique, elle se diffuse en cascade bien au-delà des cercles de l’élite pour devenir un véritable phénomène de société, à tout le moins dans les classes moyennes urbaines.
Au croisement d’une islamisation qui s’embourgeoise et de son découplage avec la matrice islamiste, une nouvelle configuration religieuse est en train de naître que nous qualifierons d’islam de marché en raison de ses affinités avec les institutions du champ économique qui lui servent de support, et avec la nouvelle culture d’entreprise à laquelle elle emprunte les catégories de son discours. Dans un espace public musulman encore dominé par l’islamisme, ses excroissances radicales/terroristes et la marginalisation concomitante de toute théologie humaniste, l’islam de marché constitue déjà configuration religieuse inédite dont l’expansion continue depuis la seconde partie des années 1990, est due à quatre scénarios (et autant de chapitres de ce livre).
Premièrement, la cristallisation d’une religiosité individualiste, peu militante et définitivement bien de ce monde. Ses passions religieuses délaissent les grands projets collectifs au profit d’objectifs personnels où dominent la réalisation de soi et la quête du bien-être individuel dans une démarche souvent ouverte aux inspirations occidentales : mouvements thérapeutiques, syncrétismes avec des traditions spirituelles non islamiques, valorisation de postures hédonistes, réconciliation avec la consommation de masse, développement d’un positive thinking musulman...
Deuxièmement, un nouveau jeu d’échanges entre le champ religieux et le champ économique alors que jusqu’ici les dynamiques d’islamisation étaient plutôt structurées par une forte interaction entre le religieux et le politique. Le champ économique fournit en effet aux nouvelles religiosités, non seulement leurs supports concrets (le marché), mais aussi leurs catégories de pensée, en reformulant l’islam dans le vocabulaire de la réalisation de soi et en y distillant des éléments de l’éthique protestante. De ces échanges naît une « théologie de la prospérité » annonciatrice d’un nouveau muslim pride qui ne passe plus par la confrontation armée ou l’affirmation d’un piétisme ostentatoire, mais par la performance et la compétitivité.
Troisièmement, l’affirmation dans le champ religieux d’un esprit d’entreprise où dominent les valeurs du succès et de l’achievement. Idéal de combattant pour les uns, l’islam devient idéologie de battant pour les autres, notamment pour cette frange de la jeune génération islamiste fascinée par les théories du management. D’abord destinées à augmenter l’efficacité organisationnelle des groupes islamistes, ces théories projettent dans le champ religieux les nouveaux idéaux de l’individualisme bourgeois comme l’ambition, le succès, la richesse, et tendent à s’imposer comme une véritable utopie de substitution pour les déçus de l’expérience militante classique.
Quatrièmement, la politisation néo-libérale de l’islam. L’islam de marché n’est pas le prélude à l’instauration de l’État islamique ou de la sharia, mais un des vecteurs de la « privatisation des États », voire de la liquidation de l’État providence. L’objectif n’est plus le rétablissement du califat, mais la constitution de sociétés civiles vertueuses qui interagissent avec les États dans des termes étonnamment proches de ceux de la faith-based initiative des Républicains américains dont le projet consiste à déléguer tout ou partie des prérogatives du service public aux institutions religieuses privées.
Bref, en matière de clash des civilisations, il convient de voir double. À l’ombre de « l’axe du mal », où les États-Unis et l’islam du salafisme jihadiste s’opposent en termes géostratégiques, l’islam de marché se retrouve aux côtés de l’Amérique sur l’autre grand clivage du monde contemporain : contre les idéaux collectifs de la vieille Europe et à l’instar de l’Amérique conservatrice, l’islam de marché croit dans l’idéal d’une politique de la morale et des œuvres visant à rapatrier le religieux dans un espace public reconfessionnalisé et soustrait à l’interventionnisme étatique de facture jacobine. Ainsi, alors que les islamistes classiques ont eu le malheur de lier leur destin à celui de l’État-nation, création politique du xixe siècle mondialement remise en question aujourd’hui, les protagonistes de l’islam de marché misent sur son dépassement. Ils cultivent les valeurs du privé et de la piété pour former une modernité musulmane renvoyant dos à dos les espoirs laïcs d’un islam privatisé et le scénario culturaliste d’une irrémédiable singularité : tout indique en effet qu’elle ne sera ni une théologie universaliste sécularisante ni un tropisme arabo-musulman teinté d’humanisme. Il s’agira plutôt d’un alignement paradoxal sur les thèses du compassionate conservatism des conservateurs américains et du combat philosophique qui le porte : l’imposition d’une nouvelle définition de la modernité affranchie de l’héritage laïcisant et étatisant des Lumières françaises.