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Les juges dans la mondialisation

La nouvelle révolution du droit
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Le droit est devenu matière d’échange. Il franchit les frontières comme un produit d’exportation. De plus en plus, les règles qui organisent notre vie commune auront été conçues ailleurs, et celles qui auront été conçues ici serviront à bâtir du droit dans des pays étrangers. Cette grande transformation n’est pas l’œuvre d’un improbable législateur universel, mais bien davantage du travail quotidien des juges. Modestes ingénieurs plutôt que grands architectes, ils commercent entre eux par-delà les frontières, échangent des arguments, des décisions, des idées... Cette nouvelle sociabilité judiciaire internationale bouleverse les modes de production et de reproduction du droit sur des sujets aussi sensibles et divers que le mariage homosexuel, l’euthanasie, les campagnes électorales ou l’arbitrage commercial. De quel droit ?

Le droit est devenu matière d’échanges. Il franchit les frontières comme un produit d’exportation. Il s’infiltre, parfois sans visa, d’une sphère nationale dans une autre. De plus en plus, les règles qui organisent notre vie commune auront été conçues ailleurs, et celles qui auront été conçues ici serviront à leur tour à bâtir du droit dans des pays étrangers. L’opinion l’ignore le plus souvent, mais c’est déjà le cas dans de très nombreux domaines. Notre bien commun national a priori le plus spécifique - la manière dont nous décidons collectivement de régler les relations entre les hommes et de délimiter le permis et l’interdit - est devenu perméable aux influences étrangères.

Si elle n’est pas récente, cette mobilité du droit s’est considérablement accrue ces dernières années. Parce qu’elle s’est étendue dans l’espace, elle ne consiste plus seulement à régler des différends entre voisins, mais à organiser la circulation des biens, des services, des capitaux et de l’information entre les continents. Car la mise en rapport généralisée des espaces économiques, sociaux et culturels - pour le meilleur et pour le pire - demande des règles ou, tout du moins, des procédures pour sécuriser les nouveaux flux d’échanges et assurer les risques qu’ils génèrent. C’est la dimension fonctionnelle de la mondialisation du droit.

Mais cela n’explique pas tout, car cette mondialisation s’est étendue dans le même temps à la vaste galaxie des droits fondamentaux. À la vertu opératoire du droit, s’est ajoutée une ambition éthique à travers la propagation des droits de l’homme. L’idée des droits de l’homme n’est certes pas nouvelle mais, d’une part, elle s’accompagne aujourd’hui de dispositifs institutionnels visant à la rendre plus effective, et de l’autre, elle s’est ouvert de nouveaux horizons de conquête : les droits de l’homme dits de « deuxième » et de « troisième génération » (droits économiques, sociaux et culturels, droits environnementaux, etc.) qui imprégneront de plus en plus l’ensemble de la matière juridique.

Toutefois la description de cette mondialisation méconnue à travers les mutations générales du droit dans ses différentes parties (civil, pénal, etc.) ne rend que très partiellement compte des processus qui l’animent et qui expliquent son développement actuel. Il faut, pour en comprendre les ressorts, s’intéresser aux acteurs eux-mêmes et singulièrement aux juges. Longtemps cantonnés à l’interprétation rigoureuse du droit, les juges sont peut-être aujourd’hui les agents les plus actifs de sa mondialisation et, partant, les ingénieurs de sa transformation.

Naguère assignés à résidence sur un territoire national, les juges entretiennent désormais entre eux, par-delà les frontières, des relations de plus en plus soutenues et confiantes. Ces relations peuvent prendre des formes très diverses : citation de jugements étrangers dans des décisions de portée nationale, échange d’arguments, formations communes, dialogues entre juridictions, création d’associations transnationales, de clubs ou de syndicats de juges, capitalisations informelles de jurisprudences, etc. C’est ainsi que, ces dernières années, sur des sujets aussi sensibles que l’homosexualité, l’euthanasie ou le financement des campagnes électorales, on a pu voir des juges européens emprunter leurs arguments à leurs homologues américains, et des juges américains s’appuyer sur les démonstrations de leurs collègues européens.

Comment caractériser ces opérations qui s’entourent en général de la plus grande discrétion et où beaucoup verront un douteux trafic d’influence ? La littérature spécialisée parle alternativement de « conversation des juges », de « mondialisation judiciaire » ou encore d’« auditoire mondial ». Nous parlerons plutôt de « commerce des juges ». L’expression présente le mérite de renvoyer aux deux faces de la mondialisation du droit : à la fois un réseau d’échanges et une forme de sociabilité née du désir d’entretenir des relations soutenues, courtoises et sereines, une « dépendance réciproque des hommes », pour reprendre les termes de Diderot dans l’Encyclopédie.

Dans les milieux académiques, ce commerce des juges cristallise à la fois les espoirs les plus démesurés et les craintes les plus irrationnelles. D’aucuns y voient le stade ultime d’un « gouvernement des juges » transposé au niveau global, au mépris des intérêts nationaux et de la légitimité démocratique. D’autres au contraire y devinent le signe d’une marche lente mais sûre vers un droit universel qui, s’il n’est pas encore réalisé - loin s’en faut -, demeurerait cependant l’horizon d’attente d’une humanité rassemblée. Ces deux lectures, que tout oppose a priori, ne divergent pas sur la nature du phénomène : elles s’accordent sur l’idée qu’une vaste toile judiciaire globale est en voie de constitution, animée d’un esprit, d’une culture, voire de projets communs. Or, cette description ne va pas de soi. On peut - comme nous en faisons le pari - interpréter la mondialisation du droit comme une chance, tout en partant d’une observation plus nuancée de la réalité : la critique souverainiste de la mondialisation du droit comme l’enthousiasme cosmopolitique de ses défenseurs résistent mal à l’examen des faits qui appellent une troisième voie. Nous nous démarquons en cela aussi bien des analyses pessimistes d’un Ugo Mattei2 en Italie que des interprétations optimistes que l’on trouve sous la plume de Mireille Delmas-Marty3 en France ou d’Anne-Marie Slaughter4 aux États-Unis. Ces dernières partagent l’idée que la mondialisation du droit est de nature à stabiliser les relations entre les hommes non plus au niveau communautaire ou national, mais d’emblée au niveau global ou cosmopolitique.

Pour M. Delmas-Marty, l’intensification des échanges entre juges serait l’illustration d’une dialectique plus générale entre un universel abstrait et des situations particulières et concrètes dans lesquelles il est voué à s’incarner peu à peu. Et cette dialectique aurait vocation à produire à terme un « pluralisme ordonné », afin d’éviter la double menace d’un ordre hégémonique ou d’un « désordre impuissant5 ». Cette tentative pour articuler, toujours favorablement, l’universel et le particulier, comme l’ordre et le chaos, est mobilisée principalement par le souci de trouver une cohérence systématique à l’ensemble des phénomènes qui définissent la mondialisation du droit. Mais cette perspective se soucie en réalité assez peu des conditions politiques et sociales de réussite de l’universel, comme par exemple l’intérêt et la volonté de mettre en place des espaces juridiques communs.

A.-M. Slaughter, de son côté, ne cherche pas à instituer en système une dialectique entre l’universel et le particulier, mais à penser l’extension de l’État de droit démocratique au-delà des frontières de l’État-nation. La mondialisation aurait pour effet de désarticuler les trois pouvoirs - l’exécutif, le législatif et le judiciaire - pour les inscrire dans une nouvelle configuration au niveau mondial. C’est ce qu’elle appelle les « réseaux de gouvernement » (government networks). Chacun des trois pouvoirs serait dissocié de la souveraineté nationale pour s’associer à ses homologues étrangers. Dans cette perspective, le commerce des juges procéderait donc d’une extension du pouvoir judiciaire au-delà des frontières. La mondialisation est ainsi pensée par Slaughter comme un processus de propagation : non plus une dialectique de l’ordre et du chaos, mais un élargissement progressif qui aboutit à une forme de cosmopolitisme.

De notre point de vue, la mondialisation du droit, telle que la révèle le commerce des juges, ne fait pas signe en direction d’un nouvel ordre juridique mondial conçu comme la projection plus ou moins fidèle de nos systèmes juridiques nationaux. En outre, elle cache de nombreux conflits et luttes d’influence à l’intérieur desquels les juges sont parfois, qu’ils le veuillent ou non, les instruments de stratégies expansionnistes nationales. Bref, cette nouvelle mondialisation est loin d’être un long fleuve tranquille.

Pour sortir de l’ornière intellectuelle qui consiste à opposer aux hymnes à l’universalisme un simple repli souverainiste en général qualifié de « réaliste », il convient, pour commencer, de refroidir les enthousiasmes sur le rôle des juges dans la construction d’un ordre cosmopolitique, notamment en montrant que la mondialisation de la justice n’implique ni ne préfigure un système juridique universel ou un nouvel ordre mondial (chapitre I). Au contraire, ce commerce procède aussi d’un affrontement entre les cultures judiciaires et d’une lutte d’influence entre États sur la scène mondiale (chapitre II). Contrairement à ce que pensait Montesquieu, le commerce ne garantit ici nullement la douceur des mœurs. Il reconduit aussi à sa manière des rapports de force, inaugure de nouvelles formes de domination et suscite des rivalités.

Toutefois le commerce judiciaire dispose d’une force rationnelle propre. En encourageant les juges à emprunter les arguments de décisions étrangères, à discuter l’efficacité des différentes solutions envisageables ou à évaluer en permanence les systèmes juridiques, ces réseaux d’échanges non seulement modifient le style judiciaire, mais ils augmentent la rationalité des décisions de justice. Parce qu’il repose en partie sur une autorité persuasive et non contraignante, le commerce des juges rappelle la fonction propre du « tiers pouvoir6 » - juger - et deux de ses traits essentiels : la position des juges à l’égard du pouvoir politique d’une part, et les contraintes du jugement, de l’autre (chapitre III). Reste naturellement la lancinante question de la légitimité démocratique. Au nom de quel principe les démocraties devraient-elles tolérer que des hommes, même revêtus de l’autorité judiciaire, aillent chercher leurs raisons ailleurs que dans la parole d’un législateur élu ? En réalité, en augmentant la qualité de la délibération démocratique, les nouveaux réseaux judiciaires n’organisent pas la fin du politique, mais contribuent au contraire à sa recomposition (chapitre IV).

Voilà donc dessiné en creux notre projet : comment rendre compte d’un espace judiciaire qui naît indépendamment de la référence à un système juridique homogène et contraignant ? C’est sans doute là la clé d’une nouvelle révolution du droit.