La Nouvelle critique sociale
La société française a profondément changé depuis la fin des Trente Glorieuses, mais tout se passe comme si elle ne le savait pas encore. Elle en distingue sourdement les symptômes et en éprouve les manifestations les plus douloureuses (chômage, exclusion, insécurité sociale, ségrégation territoriale, sentiment de déclassement...) Mais elle peine à se représenter clairement les causes et les ressorts de ce bouleversements. Et, faute de se comprendre elle-même, elle manque des ressources nécessaires pour retrouver le goût de l’avenir et se gouverner collectivement de manière efficace. D’où l’urgence de fonder une « nouvelle critique sociale » pour donner à voir les antagonismes qui la structurent et lui rendre la force et la capacité d’évoluer.
Introduction
Par Pierre Rosanvallon & Thierry Pech
La société française a profondément changé depuis la fin des Trente Glorieuses, mais tout se passe comme si elle ne le savait pas encore. Elle en distingue sourdement les symptômes et en éprouve les manifestations les plus douloureuses : le chômage, l’exclusion, l’insécurité sociale, la ségrégation territoriale, les sentiments de déclassement dessinent un monde amer. Mais chacun peine à s’en représenter clairement les causes et les ressorts. Et faute de se comprendre elle-même, elle se ressent impuissante et broie du noir. De fait, elle manque des ressources nécessaires pour retrouver le goût de l’avenir et se gouverner collectivement de manière efficace.
Le monde politique a sa responsabilité dans cette défaillance. Il s’est paresseusement laissé enfermer dans un vase clos, oubliant que le travail de la représentation en démocratie ne consiste pas seulement à se faire élire pour gouverner légitimement, mais aussi, plus fortement, à offrir une figuration pertinente de la société et de ses antagonismes, à lui donner une image et un visage pour la rendre plus lisible et plus intelligible, et à rapprocher ainsi l’action publique des attentes concrètes des citoyens. Les événements du printemps ont montré ce qu’il en coûte d’oublier cette tâche. On ne peut cependant en rester à ce seul diagnostic.
Le malaise français, on ne le dira jamais assez, est en effet d’ordre intellectuel. C’est dans les têtes que se trouvent également les blocages, les aveuglements et les peurs. La « crise de la représentation » doit d’abord être comprise comme une crise de la société elle-même. Le problème n’est pas tant celui de partis qui auraient trahi les masses que celui d’une société introuvable à ses propres yeux, comme à ceux de l’observateur. C’est dans ces termes-là qu’il faut comprendre ce qui apparaît simultanément comme une crise de la volonté. Le sentiment d’impuissance que beaucoup ressentent ne correspond pas seulement à une démission du politique. Il renvoie aussi au fait que la réalité résiste aux concepts traditionnels avec lesquels on l’appréhende. Les mots ne disent plus les choses. Et c’est l’écart entre la réalité vécue et la réalité pensée qui constitue le verrou majeur. D’où l’urgence de fonder une « nouvelle critique sociale » pour rendre à la société la force et la capacité de se changer, et pour donner à voir les antagonismes qui la structurent.
Soyons clairs. Il ne s’agit ni de rallier par là le chœur aigri des pessimistes professionnels ou des nostalgiques bilieux, ni de joindre magiquement sa voix à celle d’un « peuple » dont la situation constitue précisément le problème. Il ne s’agit pas non plus, comme on l’entend souvent ces temps-ci, de disserter vaguement sur l’état d’un « modèle social français » alternativement idéalisé et démonisé.
Le véritable programme de cette entreprise consiste dans l’exploration renouvelée des mécanismes collectifs qui alimentent aujourd’hui les inégalités, dans l’examen des nouvelles articulations entre la sphère économique et la sphère sociale, dans l’enchevêtrement des facteurs économiques, politiques et culturels qui, sous l’apparente confusion d’une « société d’individus », dessinent les contours de conditions informulées, tracent de nouvelles frontières entre gagnants et perdants, et contribuent à sceller les destins des personnes les moins favorisées. De fait, cette nouvelle critique sociale suppose à la fois une patience documentaire tenue à l’abri des généralités hâtives, et une largeur de vue suffisante pour dresser un nouveau portrait d’ensemble de la société à l’écart des conventions et des convenances.
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