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Un garde fou pour oser : descendre de vélo pour se regarder pédaler

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Un pari majuscule : réussir là où tant d’autres ont échoué : comment oser faire un tel pari ?
Comment oser tenter un tope là avec des jeunes concassés qu’une espérance trompée pourrait concasser plus encore ? Comment oser prendre ses distances avec les fonctionnements ordinaires, les hiérarchies instituées, les allant de soi jamais questionnés ?
Un des garde fou indispensable à ce pari collectif : descendre de vélo pour se regarder pédaler…..

Entre l’urgence du faire et la nécessité d’y croire, l’espace de la réflexion collective installe la mise à distance, le questionnement ouvert, le débat vigoureux, propice aux remises en cause.
Au Clept, tous les vendredis après-midi, nous échangeons, questionnons, construisons, 4 heures étant réservées à ce travail d’équipe indispensable. L’ordre du jour, élaboré dans la semaine à partir des urgences à régler et des questions de fonds à empoigner, se découpe le plus souvent en trois parties.
Une première partie intitulée « informations diverses et décisions » traite de fonctionnement à court terme, une deuxième partie s’ouvre au débat ; soit à partir de faits précis (études de cas) soit autour de thèmes collectivement choisis et programmés, une troisième partie est dévolue à des travaux en petits groupes administratifs ou pédagogiques.
C’est dans les compte rendus des deuxième temps des ces réunions qu’ont été prélevés les exemples qui serviront à illustrer le corps de cet article.

Pour oser, il faut,

1) comme pour apprendre, prendre le risque de se tromper mais avec cette ceinture de sécurité qu’apporte un collectif vigilant et bienveillant, prompt à conseiller sans condamner. Pour oser, il faut aussi saisir tous les indices d’évaluation que le quotidien sème à tous moment.
Ainsi, Isabel nous a rejoint en septembre ; un mois plus tard, elle saisit l’opportunité d’un ordre du jour « Etudes de cas : à partir de l’exposé d’une situation pédagogique ou relationnelle qui nous a posé problème … » pour revenir avec sincérité, humour et un peu de recul sur un « clash » avec Sonia vécu en plein cours. Elle décrit la montée très rapide de la tension et pointe sa « maladresse » à insister sur le « redoublement » de Sonia. Puis elle fait part du désarroi dans lequel cet incident l’a plongée : volontaire pour travailler au Clept, elle n’imaginait pas y vivre ce type de relation professeur /élève. Son récit non seulement nous a permis de lui donner des pistes pour éviter ce genre de dérapage mais nous a aussi donné l’occasion de réaliser la rareté de situations analogues affrontées en 5 ans.
Sonia en quittant la salle a été immédiatement accueillie par Cyrille. Chargé de couloir à cette heure là, il connait bien la jeune fille, il a su la calmer, la faire parler et obtenir qu’elle reste pour le cours suivant.
Cette précision nous a permis de mesurer le chemin accompli par Sonia en un an et de valider notre conviction que « d’être de couloir » est une tâche subtile et indispensable.

Pour oser, il faut,

2) anticiper la sclérose des convictions « évidemment partagées » en provoquant des débats de fond, à la lumière de points de vue extérieurs.
Ainsi, après qu’Elisabeth ait envoyé à chacun d’entre nous le résumé d’un article de Jacques Rancières concernant les rapports « maître : élève »et les réflexions qu’elle y a puisées, un débat fut programmé intitulé : démocratie et enseignement. Quatre questions principales furent retenues pour alimenter les échanges :
 De quels exemples de pratiques pourrions-nous témoigner, illustrant des situations où nous entretenons (ou pas) la conviction chez les élèves que leur ignorance est posée à priori et qu’ils ne peuvent comprendre sans l’aide, sans l’explication orale du professeur ?
 Comment parvenons-nous à ne pas « mentir », c’est-à-dire à ne pas laisser croire qu’en se contentant de dire nous expliquons ?
 Que se produit-il durant le cours pour qu’à un moment nous nous surprenions à chercher à avoir raison, simplement pour avoir raison ?
 Sommes-nous d’accord avec Rancière pour affirmer que « l’important c’est de savoir qu’on peut » et si oui, comment procédons-nous pour en convaincre nos élèves ?

Les échanges furent riches et utilement questionnant pour chacun d’entre nous. Voici quelques extraits des propos échangés :
C’est vrai que nous avons souvent tendance à écarter parmi les réponses des élèves celles qui ne vont pas dans le sens de nôtre cours et ce, sans explication, ce qui ne favorise ni le débat pédagogique ni l’autonomie de l’élève.
L’ enseignant lorsqu’il corrige montre parfois que la réponse des élèves n’ est pas parfaite en utilisant des concepts et des connaissances qui n’ ont jamais été développés en cours ; par cette surinformation ce qui se joue n’ est elle pas la volonté du maître à attester de sa supériorité ?
En Terminale, l’échéance courte nous contraint souvent à adopter des démarches dogmatiques, mais en 2nde 1re ou en module lycée, proposons-nous fréquemment des situations d’ « auto construction » , entraînant à la capacité de penser plutôt qu’à la mémorisation de connaissances et de savoirs faire pré calibrés ?
A propos du rôle du professeur, Hervé Hamond dans « le vent du plaisir » fait la différence entre « donner à penser » et « faire penser ».
Quel est rapport au savoir défendons-nous ? Rapport de docilité pour préparer le bac dans les meilleures conditions ou rapport d’initiation à l’élaboration d’une pensée autonome ? En fait, nous nous situons le plus souvent dans le double rapport. Il convient donc de s’interroger sur ce qu’est une situation d’apprentissage.

Ainsi en langues, nous avons tendance à induire des types de réponses en fonction des éléments de vocabulaire ou de grammaire que nous voulons faire utiliser aux élèves ; du coup, nos incessantes interventions cassent l’échange ce qui stoppe net la dynamique de l’apprentissage.
En Maths à modeler [1], dans des situations- problèmes où les questionnements et les interventions des élèves fusent dans toutes les directions, les chercheurs s’engouffrent facilement dans des pistes inédites tandis que nous, professeurs de mathématiques, nous n’aimons pas trop flirter avec ce danger, celui de ne pas savoir faire.
En EPS, le langage du corps naît de l’intérieur puis se traduit à l’extérieur par des gestes qui le prolonge ; les élèves répondent physiquement à des situations problèmes. L’expertise consiste à pouvoir se poser la question : pourquoi je fais tel geste et pas tel autre ? Le professeur met des mots sur ce qui se passe. Une situation d’apprentissage est donc une situation dans laquelle l’élève comprend pourquoi il travaille.
En 1re, le travail transdisciplinaire proposé autour du sens et de l’usage des modèles en Sciences, permet d’aborder la question du vrai en proposant des situations d’apprentissage qui questionnent les ponts entre savoir scientifique et représentations du réel.
N’ oublions pas que le propos de Rancière est d’ abord un propos politique : celui qui a le savoir a le pouvoir Comme le dit Guy Berger [2] , lorsque le professeur « fait le malin, fait le cuistre » , il écrase les élèves, ceux qu’il est censé élever. .
En guise de point d’orgue provisoire (le débat n’appelant qu’à se poursuivre), un échange en Français a été rapporté, illustrant l’impact des références culturelles : à la question posée après lecture mais avant étude : en quoi la pièce « le Tartuffe » est-il une comédie ? Aucun élève n’a su répondre. A l’évidence, le comique de Molière n’est pas le leur et décréter son appartenance au registre comique relève plus de l’imposition d’un savoir qui ne se questionne pas que de la proposition d’une grille d’analyse pertinente.

Pour oser, il faut,

3) Proposer à ceux qui nous rejoignent, ceux qui n’ont pas toute l’histoire du CLEPT dans leurs bagages, d’éclairer autrement les pratiques installées.
Six semaines après la rentrée, se sont déroulés les premiers bilans d’étape : l’ensemble des professeurs et des élèves échangent sur les aspects collectifs de la période qui vient de s’écouler et sur les bilans individuels renvoyant aux tâches et acquisitions scolaires. Le vendredi suivant, nous avons demandé aux « nouveaux enseignants » de nous faire part de leurs impressions et réactions face à cette pratique nouvelle pour eux.

Ils ont d’abord énuméré des points qu’ils ont jugés positifs :
*La présence de chacun, disponible pour aborder aussi bien le général que le particulier
*La capacité des élèves à parler librement, ouvertement, à dire des choses fortes, à faire preuve de maturité
* L’expression de réelles solidarités et de prises en compte du collectif
* La confiance assez vite installée.
* L’interpellation, sans agressivité, de professeurs par les élèves pour mieux avancer dans leur travail
* La possibilité de différer une décision pour permettre une discussion entre élève et tuteur.
Retrouver dans leurs appréciations la plupart des effets attendus lorsque nous avons construit ce dispositif, nous conforta sur le bien fondé de notre démarche.
Mais en nous faisant part de son étonnement, une enseignante nous obligea à nous arrêter sur un aspect des bilans non questionné jusque là. Il me semble, nous dit-elle dit, que la rubrique « Raccrochage » du bilan est davantage alimentée par une autoévaluation des élèves que par l’avis des enseignants. Ce fut l’occasion, en décortiquant quelques exemples, de mesurer de réels écarts dans nos pratiques en ce domaine et de poser quelques principes communs pour limiter le risque des incohérences.

Par ailleurs, la décision de faire passer un élève de module en 1re, jugée par un collègue peu conforme avec son positionnement initial, nous conduisit à prendre date en juin pour discuter de la finalité, de l’efficacité et de la nécessité du test de positionnement mis en place cette année au terme des trois premières semaines de cours en module lycée.

Pour oser, il faut,

4) Inviter chacun à cultiver sa liberté de pratique et d’initiative à l’intérieur d’un cadre commun, justifié uniquement par les objectifs fédérateurs
Nous avons travaillé 3 ou 4 vendredis de suite autour de la question : comment j’enseigne pour qu’ils apprennent ?
Nous sommes partis d’un tour de table répondant à la consigne : en vous appuyant sur un exemple précis décrivez votre « processus » de préparation d’un cours (une séquence ou deux) ayant pour objectif principal de « faire passer » une notion ». Une synthèse des propos échangés peut se décliner ainsi :
Enseigner, c’est transformer un savoir savant en un savoir accessible.
Enseigner, c’est mesurer l’écart entre le savoir censé être su et le savoir su effectivement.
Enseigner, c’est aussi : se faire plaisir, s’appuyer sur ses convictions, être conscient que, souvent, seule une petite partie de ce qu’on enseigne est apprise, c’est faire du neuf avec du vieux (en changeant le point de vue), affirmer et démontrer que les questions sont plus importantes que les réponses…
Enseigner, c’est construire ses pratiques en intégrant:le programme et nos conceptions, l’essentiel et l’accessoire, une démarche et un contenu, l’élitaire et l’utilitaire, le singulier et le collectif.
C’est aussi, collectivement, veiller à ce que l’équipe enseignante soit à la fois cohérente dans ses pratiques et le plus diversifiée possible pour éviter les pièges réducteurs, voire même dangereux, du mimétisme ou pire encore, d’un catéchisme pédagogique doctrinaire.
Ainsi, si en histoire géographie et en sciences de la matière un découpage et une évaluation par unités de valeur (UV) sont pratiqués, en lettres les deux enseignants construisent leur progression autrement quant aux enseignants de mathématiques, ils alternent en fonction des années, n’ayant pas à ce jour d’éléments suffisamment forts pour que la balance penche davantage du côté des UV.

Pour oser, il faut,

5) Débusquer ce qui alimente « l’effet Pénélope »
Il s’agit, dans un esprit de co formation, de repérer les comportements, les actes, les propos de l’un ou de l’autre qui pourraient compromettre la (re) construction des élèves les plus déstructurés.
Nous avons pu, un vendredi de mai, aborder « ce qui fâche » : le propos désobligeant d’un collègue au cours d’un bilan, l’interventionnisme maladroit d’une autre dans une situation délicate, le mutisme d’un troisième quand de la fermeté était requise, etc.
Oser se dire mutuellement nos faux pas est sans doute la facette la plus délicate de cette descente de vélo pour se regarder pédaler, mais quand les conditions de confiance et d’estime mutuelles sont installées, alors tout devient possible.

Ces quelques extraits veulent témoigner de la fonction de ces temps hebdomadaires, temps nés d’une volonté partagée, de remettre sur le métier l’ouvrage qui laisse à désirer. En descendant de vélo, nous nous exposons, puisque nous « donnons à voir » et pas seulement aux autres de l’équipe mais aussi à de nombreux visiteurs, réguliers quand il s’agit d’un membre de notre conseil scientifique, et occasionnels pour des apprentis professeurs intéressés par notre démarche, des apprentis travailleurs sociaux venus faire un stage chez nous, des étudiants en module de sensibilisation aux métiers d’enseignement, etc.
Ces miroirs de l’intérieur et de l’extérieur reflètent des images qui nous aident à rectifier ou conforter nos démarches, nos choix, nos doutes, nos convictions.

Ainsi se construisent pour chacun d’entre nous, les balises indispensables à l’aventure innovatrice. Tant il est vrai qu’il n’y a pas de pratiques justes, mais juste des pratiques à questionner dans le cadre de l’objectif collectivement poursuivi : permettre aux échoués de l’Ecole de gonfler à nouveau leurs voiles pour une navigation pleine de promesses.

 CLEPT
 Table ronde - Education et recherche : quelle démocratisation du savoir ?




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Notes

[1Un des ateliers du CLEPT proposé par des chercheurs en mathématiques

[2Guy Berger, professeur émérite en Sciences de l’Education, membre du Conseil scientifique du Clept, assiste parfois à nos réunions

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