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Le temps des retraites

Les mutations de la société salariale
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Autrefois, le départ à la retraite marquait la coïncidence entre la fin de la vie professionnelle, l’obtention d’une pension et le début des handicaps de la vieillesse. Cette coïncidence n’existe plus : le travail cesse bien souvent avant la liquidation de la pension et la « vieillesse » est peu à peu repoussée dans le grand âge. L’augmentation de la longévité ouvre l’horizon d’une existence où l’on ne sera bientôt, à 60 ans, qu’aux deux tiers de sa vie. Au-delà des débats d’experts, comment repenser les retraites pour des hommes et des femmes qui, avant de connaître les affres de la vieillesse, seront longtemps « âgés sans être vieux » ? Comment sécuriser les nouveaux parcours de vie et faciliter leurs transitions ? Comment prendre en compte, non seulement le risque dépendance, mais aussi le risque « fin de carrière » ? Cet essai dessine les contours d’une nouvelle retraite, adaptée à la recomposition des cycles de vie et singulièrement à l’émergence d’un nouvel âge : les 50-70 ans.

Voici vingt ans que l’avenir des retraites occupe l’actualité. Et plus on se rapproche du moment où les générations nombreuses du baby-boom commenceront à sortir de la vie active, plus l’inquiétude grandit. Au-delà des débats d’experts, chacun voit bien que le vieillissement est devenu un problème majeur. Est-on sûr pourtant d’en prendre toute la mesure ?

La question qui agite le débat public est apparemment bien balisée. La réforme des retraites est liée à trois paramètres : les cotisations, les prestations et l’âge de départ, ainsi qu’au type de gestion choisi - répartition ou capitalisation. L’aborder comme une équation à résoudre risque pourtant de la réduire à un exercice pour initiés, alors qu’elle concerne, non seulement les niveaux de vie, mais aussi les modes de vie et les cycles de vie.

Nous voudrions proposer ici une autre façon de réfléchir, en insistant sur les conséquences sociétales des choix qui seront faits demain. Car toute transformation du niveau des cotisations, des pensions ou de l’âge du départ, affecte en même temps l’organisation des temps sociaux sur l’ensemble de l’existence. Dès sa création, en effet, le risque vieillesse a été défini comme la constitution d’un revenu de remplacement pour les individus que le vieillissement rendrait un jour incapables de travailler. La retraite marquait alors la coïncidence entre la fin de la vie professionnelle, l’obtention d’une pension et le début des handicaps de la vieillesse. Elle était de courte durée et essentiellement consacrée au repos et à des activités limitées. De fait, la place centrale du travail, le développement du système scolaire et celui des retraites découpaient l’existence en trois étapes : la formation pendant la jeunesse, la production pendant la vie active, le repos pendant la vieillesse. Avec le temps, la retraite s’est transformée : elle n’est plus un risque puisque la plupart des individus peuvent en profiter ; elle n’est plus une courte période de l’existence, puisque l’on vit en moyenne beaucoup plus longtemps ; elle n’est plus synonyme de pauvreté puisque le revenu moyen des retraités est à peu près semblable à celui des actifs. Et la coïncidence d’hier n’existe plus : le travail cesse bien avant la liquidation de la pension et la « vieillesse » est davantage associée au grand âge qu’au départ à la retraite. Que peuvent signifier alors des ajustements périodiques des cotisations, des pensions ou de l’âge de départ ? La société salariale avec sa conception de l’emploi, des carrières et de la protection sociale se transforme : la retraite à son tour se redéfinit.

Il faut, pour le bien voir, prendre au sérieux le fait que les institutions de retraite délivrent à la fois des pensions et du « temps libre indemnisé ». De sorte que toute modification des règles d’attribution de ces pensions implique de nouveaux arbitrages entre revenu et temps libre, entre temps de travail et temps hors travail, ainsi qu’entre les divers temps sociaux (familial, professionnel, de formation...) sur l’ensemble de l’existence.

Ainsi, le fait qu’il faille cotiser pendant 40 ou 37,5 ans pour une pension plus ou moins élevée n’est pas sans conséquences sur l’organisation du cycle de vie. Mais l’allongement de l’espérance de vie est tout aussi décisif puisqu’il ouvre l’horizon d’une existence où l’on ne sera bientôt, à 60 ans, qu’aux deux tiers de sa vie. Aujourd’hui, nombre d’hommes et de femmes de cet âge se perçoivent comme capables et compétents, « âgés sans être vieux », pourrait-on dire, et se projettent dans une retraite faite d’activités multiples ou encore souhaitent prolonger leur vie professionnelle.

Comme l’évolution du temps de travail, celle de la retraite est liée aux transformations des autres temps sociaux, elles-mêmes travaillées par une longévité croissante. La retraite devient une « banque du temps [1] » qui implique une certaine répartition des périodes d’activité et de non-activité sur toute la vie. Elle s’inscrit dans ce que l’on a appelé la « question sociale au XXIe siècle [2] », celle des temps de la vie et non plus seulement celle du temps de travail. On comprend alors que nos débats budgétaires et financiers sur la réforme touchent en dernière analyse au plus intime de nos vies individuelles : à la manière dont nous organisons nos existences.

Certains restent pourtant tentés de réduire la question à celle de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein, ou de façon plus précise, au problème, devenu explosif, de la retraite à 60 ans. Il est bien clair que ce point ne saurait être minimisé, mais l’enjeu de la retraite-banque du temps est plutôt obscurci qu’éclairé par cette focalisation. Si l’on veut réfléchir, de façon prospective, dans le sens qui vient d’être décrit, il vaut mieux partir de deux défis.

Le premier concerne, dès aujourd’hui, un nouvel âge : les 50-70 ans, une période de plus en plus caractérisée par une double déstabilisation, celle des fins de carrière professionnelle et celle de la réforme des retraites. Quelles en sont les conséquences pour la société et pour les individus par rapport à la période précédente où les carrières professionnelles étaient complètes et linéaires jusqu’à une retraite à âge fixe, vécue comme un « troisième âge » ? Que signifie, autrement dit, le projet d’un « vieillissement actif » ?

Le second porte, à plus long terme, sur les transformations du parcours de vie à partir du paradoxe de la « société longévitale ». On aurait pu croire en effet que le gain d’espérance de vie serait réparti de façon équilibrée entre les différents âges. Il n’en est rien : il est actuellement tout entier imputé à la retraite. L’augmentation du temps libre dont chacun de nous dispose est ainsi d’abord consacrée à du temps en fin de vie. En sera-t-il de même demain ?

Sur chacun de ces points, les choix à venir pourront donner lieu à des situations plus ou moins précaires ou, au contraire, favoriser la qualité de vie et le « bien vieillir ». Dans tous les cas, il y va d’un projet de société. L’hypothèse de cet essai est que l’enjeu réel de nos débats consiste à imaginer un nouveau concept de retraite, adapté à la recomposition des cycles de vie et singulièrement à l’émergence de ce nouvel âge : les 50-70 ans. Ne pas le comprendre, c’est prendre le risque d’une réforme technocratique et, au finale, inadéquate. L’admettre, c’est s’engager dans une redéfinition des modalités de la protection sociale qui prenne en compte à la fois le risque « fin de carrière » et le risque dépendance, et non seulement, comme autrefois, le risque vieillesse. Bref, c’est essayer de penser une retraite qui sécurise les nouveaux parcours de vie, facilite les transitions et organise de nouveaux équilibres entre choix individuels et garanties collectives.

Le premier chapitre analyse la crise des retraites et les orientations concernant leur réforme : positions et propositions. Le deuxième traite de l’emploi et des fins de carrière : le présent et l’avenir des préretraites du point de vue des pouvoirs publics, des entreprises et de la retraite. Le troisième chapitre envisage comment la retraite de demain pourra permettre une diversification dans ses modalités et dans l’âge des départs : de la « retraite à la carte » à la banque du temps. Le quatrième chapitre tire les conclusions de cette diversification pour les 50-70 ans : une pluriactivité nouvelle, « être âgé sans être vieux ». Le dernier chapitre montre comment la retraite peut permettre une autre gestion des âges et des temps sociaux sur l’ensemble de l’existence.




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Notes

[1L’expression est de Gosta Rehn, « Pour une plus grande flexibilité de la vie de travail », Observateur de l’OCDE, février 1973.

[2M.-C. Carrère-Gee, Les Temps de la liberté, Paris, Ramsay, 2002.

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