La guerre sans fin
La guerre ne fait que commencer. La stratégie américaine mise en place après le 11 septembre ne cesse d’augmenter les risques qu’elle prétendait réduire. Elle a de fait enclenché un processus dont Washington seul ne détient plus la clé : la partie se joue désormais autant dans les faubourgs de Karachi que dans les bureaux du Pentagone.
Le propos de Bruno Tertrais n’est pas de condamner l’Amérique, mais d’expliquer les mécanismes de cet engrenage qui entraîne les États-Unis dans une guerre sans fin. Parmi ses ressorts les plus profonds, l’affrontement des fondamentalismes qui ont germé simultanément au cœur du monde musulman et au cœur du monde occidental.
Introduction La guerre ne fait que commencer. En 1997, Ralph Peters, officier en charge de la prospective au Pentagone, avait averti : « Il n’y aura pas de paix. » L’Amérique de M. Clinton vivait dans l’illusion d’une démocratisation du monde par le commerce et les technologies de l’information. Pour elle, les grands problèmes de sécurité internationale n’étaient plus de nature idéologique et politique mais concernaient l’environnement, la santé publique, la pauvreté, la criminalité organisée. La force militaire n’était employée qu’avec répugnance et parcimonie. Occupés à promouvoir la démocratie et le libéralisme par le commerce et le dialogue politique, les États-Unis ne voyaient pas l’accumulation du ressentiment face au pouvoir et à l’influence inégalés de la première puissance mondiale. Ils ne comprenaient pas que la supériorité américaine portait en elle la guerre, car elle attirait « la haine, la jalousie et l’avidité ». L’Histoire n’était pas finie. Les islamistes affiliés à la mouvance Al-Qaida avaient déjà, alors, ciblé les intérêts américains : en 1992 au Yémen, en 1993 à New York et en Somalie, en 1995 et 1996 en Arabie saoudite. La guerre avait donc déjà commencé - mais d’un côté seulement. Tout a changé le 11 septembre. Quelques minutes à peine après les attentats de New York et de Washington, George Bush aurait conclu : « Nous sommes en guerre. » Depuis, le monde n’en finit pas de s’interroger sur les motivations et les objectifs de cette guerre. Rarement l’Amérique aura eu une image aussi négative. Son président est vu comme un cow-boy à la gâchette facile, d’autant plus dangereux qu’il est animé par de profondes convictions religieuses. Les analystes prêtent fréquemment de sombres motivations à la Maison-Blanche, de la conquête des ressources pétrolières à l’établissement d’un nouvel empire. L’époque est, il est vrai, exceptionnelle. Comme la Grande-Bretagne maîtrisait les mers, les États-Unis « commandent les espaces communs », selon l’expression de Barry Posen, c’est-à-dire les milieux maritime, aérien et spatial. Mais jamais le monde n’avait connu la conjonction de la supériorité militaire, du projet idéologique et de l’unilatéralisme politique en l’absence de tout concurrent sérieux. L’Angleterre se heurtait à la Russie ; les États-Unis sont débarrassés de leur rival soviétique. Dans ce contexte, on peut comprendre que la thèse du déchaînement de la puissance impériale soit aussi populaire. La stratégie américaine appelle pourtant un décodage plus rigoureux. À la fois plus simple et plus complexe qu’elle n’y paraît, elle ne mérite sans doute pas l’excès d’honneur qui lui est fait par les admirateurs du président Bush, mais encore moins l’indignité qui caractérise fréquemment les commentaires en Europe et ailleurs à son sujet. Les analyses faites aux États-Unis à l’appui de la politique extérieure du pays sont souvent plus profondes et plus subtiles qu’on le croit. À l’inverse, les motivations américaines ne sont ni aussi cyniques, ni aussi complexes qu’on le prétend, et il ne sera pas inutile de tordre le cou à certaines idées reçues à son propos. Mais si les critiques adressées à son encontre sont souvent excessives, la stratégie américaine n’en fait pas moins apparaître une dimension idéologique et religieuse qui la rend parfois plus inquiétante encore que sa caricature. Car les attentats de septembre 2001 ont servi de catalyseur à l’expression de forces politiques dont l’agenda va bien au-delà de la seule protection du territoire national, et qui ont transformé ce qui aurait pu rester une simple opération de réduction de la menace en un combat à dimension historique. Or, tout concourt à faire prévaloir pour longtemps la logique de guerre sur les forces de modération. La culture politique américaine a été profondément transformée par le 11 septembre : quelle que soit l’issue des prochaines échéances électorales, il n’y aura pas de retour en arrière. Des deux côtés, des forces extrémistes attisent les tensions. Le terrorisme et la prolifération se développent. Et la nature même du combat engagé par les États-Unis - la défense de la civilisation contre ses ennemis - donne à celui-ci un caractère ouvert, sans terme prévisible. Car dans l’affrontement entre le terrorisme islamiste et le monde occidental, ni la victoire ni le compromis ne sont possibles.
Nous devons donc nous préparer à vivre pour longtemps dans cet étrange « État de guerre » contre un adversaire mal défini. Il ne s’agit pas de faire le procès de la stratégie américaine, mais plutôt d’essayer d’en comprendre les ressorts profonds, les mécanismes réels et les conséquences à long terme.